Compte-rendu de la rencontre du 2 octobre 2016

À PROPOS DE LA PRÉCARISATION

Rencontre du 2 octobre 2016 | Liège CREAHM

Invité(e)s : Christine MAHY, Jean SPINETTE, Geneviève BAERT (par vidéo)


Geneviève BAERT

En guise d’introduction, Geneviève Baert, facilitatrice en réduction des inégalités, rappelle via une vidéo qu’on ne nait pas pauvre, on le devient. Personne ne veut rester pauvre, chacun espère offrir autre chose que la pauvreté à ses enfants. La pauvreté résulte d’un processus et non pas d’un état. Il y a lieu de définir les mécanismes qui amènent des groupes de la population à devenir pauvres et d’enrayer ces mécanismes.

Christine MAHY

Christine Mahy, pour le Réseau Wallon de Lutte contre la Pauvreté (RWLP), communique les apports des membres du Réseau, issus de l’examen des propositions de Notre Gauche.  Ils suggèrent de prendre appui sur ces bases pour formuler des propositions plus incisives et se donner les capacités de créer rapidement un rapport de force suffisant.

Christine MAHY envisage globalement les orientations générales de Notre Gauche en attirant notre attention sur le fait que les alternatives doivent se construire en portant la plus grande attention à ne pas fédérer seulement les plus forts des plus faibles. Elle nous rend attentifs à ne pas fonctionner selon les règles d’un système méritocratique, qui pourra donner quelques avantages à des individus qui seraient censés les « mériter ». Il faut des solutions structurelles qui s’appliquent à tout un chacun. C’est ainsi que peut se construire la justice sociale.

Il faut dès lors que les mouvements de gauche fassent en sorte que TOUTES les politiques soient évaluées à l’aune de la lutte contre les inégalités.

Christine Mahy formule quelques remarques plus précises à propos de certaines propositions de Notre Gauche pour alimenter la réflexion qui peut les renforcer.

L’Europe est sociale

Geneviève Baert l’affirmait déjà dans la capsule vidéo introductive : les piliers sociaux que l’Europe dit défendre sont importants. En matière de santé, de revenus, de travail et de conditions de travail, en matière de logement, de mobilité, de services publics compétents, d’accès à un enseignement gratuit, les mesures qui concrétisent les piliers sociaux de l’Europe doivent devenir aussi contraignantes que les mesures économiques, avec des sanctions financières à la clé pour les états qui ne mettent pas en place ces piliers sociaux.

Concernant « les richesses réparties de manière radicalement égalitaire », le RWLP préfère le terme équitable au terme « égalitaire ». Non, répartir, ce n’est pas donner exactement la même chose à tous, les systèmes régulateurs sont indispensables. Le Réseau souligne aussi que par richesses, il convient d’entendre tous les biens, et ne pas se limiter à l’aspect financier. L’habitat, l’héritage foncier, l’accès au savoir et à la culture en font également partie.

Christine Mahy prend l’exemple des allocations familiales pour montrer qu’un montant identique pour tous ne crée pas une réelle égalité, puisque les situations des parents et/ou des enfants sont différentes. Le nouveau système en cours d’élaboration au niveau du gouvernement wallon doit donc prévoir une réelle régulation. En passant, Christine Mahy rappelle que contrairement aux idées reçues, les ménages qui connaissent le trop peu savent en général très bien gérer leurs revenus.

« L’économie est au service de la justice sociale » : pour le RWLP, l’action sur le logement et sur l’alimentation des gens sont prioritaires. Le logement est d’ailleurs aussi un levier économique puissant. Par ailleurs, si le bio ou les circuits courts ont la cote, il ne faut pas oublier qu’il faut garantir une alimentation saine à tous,

« On travaille moins pour vivre mieux »

Oui, mais encore faudrait-il pouvoir travailler. Christine Mahy insiste sur le fait que la toute grande majorité des gens ne demande qu’à travailler, dans des conditions correctes. Le RWLP s’oppose à l’allocation universelle qui favoriserait immanquablement la loi de la jungle et créerait une catégorie de gens jugés inutiles, inintéressants pour la société.

Elle cite aussi la problématique de la mobilité qui doit être résolue comme un problème collectif, et non individuel.

« L’éducation rend les hommes et les femmes libres »

Le RWLP prône un réseau d’enseignement unique. Il insiste sur la gratuité scolaire, en notant que ce concept est passé à l’arrière-plan dans le pacte d’excellence. Faire payer certains services éducatifs ne responsabilise pas les parents, puisqu’ils délèguent ainsi simplement leur pouvoir à un système qui peut alors s’organiser en dehors de la citoyenneté active et responsable.

En matière de culture, Christine Mahy remarque qu’il y a de forts préjugés concernant les artistes qui n’exerceraient pas de « métier ».  Cette tendance s’est renforcée avec la dérive managériale à laquelle on assiste.

Elle note la trop faible considération portée à l’associatif alors que celui-ci se voit confier des missions que le secteur public n’arrive pas ou plus à remplir. À tel point, par exemple, que les experts qui, en Wallonie, évaluent les actions financées par le Fonds Social Européen, estiment que l’associatif obtient trop peu de résultats. Or, il s’agit de missions que le secteur public abandonne justement parce qu’il ne peut pas les assumer, et donc encore moins obtenir des résultats ! Parmi ces experts, on ne trouve pas de représentants de l’associatif. Ce sont essentiellement des académiques issus de nos universités et des chefs d’entreprises.

« La solidarité est le principe fondamental »

Le RWLP soutient la nécessité d’un système de sécurité sociale organisé. Il s’inscrit en faux contre les décisions et actions politiques de la Ministre Maggie De Block qui détricote ce système.

Il évoque aussi de nombreux mécanismes qui favorisent des classes sociales plus aisées et que des systèmes de solidarité devraient contrer.

Christine Mahy prend l’exemple courant des organismes culturels qui vendent des abonnements en début de saison, ce qui permet d’asseoir leur trésorerie. Les achètent ceux qui peuvent. En retour, ils recevront des prix réduits, des bonnes places, des invitations parce qu’ils ont préfinancé l’institution et ce, parce qu’ils en ont les moyens.  Les autres, qui ne peuvent pas avancer ces sommes, ne pourront pas bénéficier de tous ces avantages.

On peut voir la même chose dans les soins de santé : les actions de dépistage du cancer, les incitants aux visites préventives chez le dentiste, etc. n’atteignent souvent pas les exclus, mais constituent un effet d’aubaine pour ceux qui n’en ont pas vraiment besoin.

« La dynamique démocratique est revivifiée »

Christine Mahy, au nom du RWLP, propose à Notre Gauche de développer davantage les aspects qui touchent à :

  • la justice, de moins en moins accessible aux gens de peu ;
  • l’accès aux droits sociaux, qui doivent pouvoir être revendiqués, d’où la nécessité d’une jurisprudence en la matière ;
  • la dénonciation de la particratie, qui favorise la reproduction du système par luimême.

Elle souligne qu’il est fondamental de ne pas se passer de l’intelligence citoyenne des gens « écrabouillés ». 

Jean SPINETTE

Pour Jean Spinette, président du CPAS de Saint-Gilles, alors que 2016 est l’année du 40ème anniversaire du vote de la loi organique créant les CPAS, cette année est caractérisée par un dépeçage de la sécurité sociale et par des atteintes importantes à la loi relative au CPAS.

On inscrit par exemple dans la loi des articles qui demandent aux travailleurs sociaux des CPAS une évaluation économique de leur travail ou on leur demande de traquer de présumées fraudes en mettant à mal leur secret professionnel. L’augmentation des exclusions du chômage entraine un phénomène de non utilisation des droits par les individus concernés. Les personnes en question n’ont souvent ni la connaissance de leurs droits, ni l’énergie et les moyens pour les exiger par des recours contre les mesures qui les touchent. De plus, les campagnes pour la lutte contre la « fraude sociale » pointent du doigt les citoyens comme autant de fraudeurs potentiels, alors que cette fraude est inférieure à 5% des bénéficiaires du revenu d’insertion.

C’est aussi l’année où l’indépendance des CPAS est mise en cause. La dissolution prévue des CPAS dans les communes aurait pour effet de mettre en concurrence les dépenses sociales – donc celles des CPAS – avec d’autres dépenses et objectifs budgétaires. Les CPAS, notamment dans les grandes villes, risqueraient donc de voir leurs budgets davantage rabotés.

Aujourd’hui, le pouvoir fédéral met en avant la lutte contre le djihadisme et la lutte contre la fraude sociale, pour remettre en cause le secret professionnel des travailleurs sociaux et exiger un contrat signé avec chaque usager, le Projet individualisé d’Intégration Sociale (PIIS), qui peut être un outil de travail social mais qui s’avère extrêmement lourd si on impose sa généralisation.

Depuis leur création, les CPAS ont beaucoup travaillé dans l’ombre et ont développé de très nombreux dispositifs d’accompagnement et de soutien individuels et collectifs. Or aujourd’hui, on fixe des objectifs qui visent à désosser la sécurité sociale, on diminue le financement des services sociaux en conférant aux CPAS une compétence universelle. Sous couvert de responsabilisation, on contrôle et on sanctionne.

Aussi Jean Spinette invite les citoyens à « entrer dedans » les CPAS plutôt que de leur « rentrer dedans ».

Il ajoute que les pratiques managériales, avec leur terminologie et leur système d’évaluation, les exigences de l’e-administration font des travailleurs sociaux des agents administratifs qui passent leur temps à encoder des tas de données. Les travailleurs sociaux n’ont plus le temps de l’accompagnement, ils gèrent l’urgence. L’aide financière prend le pas, là où il n’y a pas de résistance, les travailleurs sociaux se transforment en contrôleurs de l’éligibilité des usagers aux services et aux droits garantis.

Ainsi, sous couvert de réformes budgétaires, de consignes de management, on s’est privé de l’idéal de la législation initiale des CPAS, alors qu’il faudrait recréer le contact et la confiance. Il faut réanimer l’alliance objective entre le secteur associatif et les CPAS, afin qu’un débat citoyen généreux reprenne le dessus dans les structures et les projets sociaux.

DÉBAT

Un des premiers intervenants constate que l’article 23 de la Constitution belge, qui garantit à tous une vie conforme à la dignité humaine, est bafoué. Il conviendrait donc d’introduire des recours juridiques, de saisir jusqu’à la Cour Constitutionnelle. À titre d’exemple, il relève que pour les bénéficiaires des minima sociaux, pourtant en deçà du seuil de pauvreté, le droit au mariage n’existe pas, puisque dans ce cas, la personne perd 25% de ses allocations en perdant le statut d’isolé.

Jean Spinette indique que l’article 23 de la Constitution est en effet très complet, mais c’est le pouvoir municipal qui l’applique, par exemple via l’action des CPAS. On peut donc en quelque sorte se renvoyer la balle, et la pauvreté est toujours traitée comme au XVIème siècle, au temps de Charles Quint, où l’on se répartissait les pauvres d’une entité territoriale à l’autre.

Effectivement, les actions en justice sont rares. Une bonne part du temps des gestionnaires des CPAS est consacré à la bataille pour obtenir sa dotation.

D’autres soulignent le fait que la classe moyenne se réduit, que les situations de pauvreté augmentent, ou que la pauvreté touche prioritairement les enfants.  Jean Spinette confirme, Bruxelles détient le record d’Europe de la pauvreté infantile et ce problème est crucial puisque les inégalités qui touchent l’enfance sont fondatrices du parcours de vie des enfants touchés : dès le premier âge, les inégalités s’installent, l’enfant ne va pas à la crèche, les difficultés scolaires ne sont pas suffisamment prises en compte, mais dès que ces enfants ont 18 ans, la société exige d’eux qu’ils soient « employables »… Plutôt que de tenter de contester les données statistiques, comme le font certains ministres, il faudrait agir. 1On notera aussi que l’assistante sociale est bien démunie face à cette problématique : elle ne voit pas les enfants, mais l’adulte, en journée, souvent au guichet du CPAS.

Un retraité constate que l’autonomisation induite par mai 1968 a en quelque sorte ouvert la porte à la situation actuelle en évacuant la dimension de groupe, présente par exemple dans la notion de classe sociale. Les effets pervers des bonnes intentions…

Une intervenante invoque la nécessité de s’atteler à créer un rapport de force suffisant pour faire changer la situation.

Si l’on a évoqué la perversion de nos institutions par les options du gouvernement fédéral, par les sirènes du management productiviste, il faut aussi rapporter ce processus à un phénomène mondial tel celui que poursuit l’OMC qui s’attaque à nos systèmes politiques pour en privatiser les services.

Une intervenante souligne aussi la difficulté et la fragilité d’une action commune des CPAS vu leurs importantes différences, liées notamment aux tailles des communes. Par exemple, Liège compte 350 SDF « répertoriés » et gère quelques 12.2000 revenus d’intégration, alors qu’une commune voisine compte seulement 2 SDF.

Un participant, consultant pour le secteur public, insiste sur les effets pernicieux des analyses cout/bénéfice, parfois confiés à des firmes d’audit privées, et auxquelles on soumet les institutions (mais aussi les personnes) : elles excluent finalités et objectifs du bien commun et tous les indicateurs concernent la gestion et l’évaluation des résultats. Ainsi, la réforme Copernic, dans une logique néolibérale, utilise des critères de rentabilité privée pour déterminer l’organisation et le fonctionnement des services publics. Dans le même ordre d’idées, on peut citer les plans stratégiques transversaux dans les communes.

Un dernier intervenant martèle qu’il est urgent de changer le modèle social. Il faut dire que la pauvreté est inacceptable ; que la répartition inégalitaire des richesses est inacceptable et qu’elle n’est pas une fatalité.

Appelé à réagir aux interventions, Jean Spinette confirme une fois de plus que les droits et les services mis en place par nos législations sont sous-utilisés, et que beaucoup de communes ne mobilisent pas ces droits, pour des raisons idéologiques.  Il revient aussi sur l’exemple de la pauvreté infantile. Un enfant n’est pas un « usager » du CPAS. De 0 à 18 ans, que fait-on pour les mineurs ? Beaucoup trop peu, mais à partir de la majorité, à 18 ans, ces citoyens sont des bénéficiaires d’allocations en puissance, et alors, on les interroge sur leur emploi !


Christine Mahy intervient sur la conditionnalité des soutiens. Le contrôle n’est que la dernière étape, l’aide sociale est hyper conditionnée dès le départ : les gens doivent « se déshabiller » pour prouver qu’ils entrent dans les conditions en termes de revenus, de situation de vie, de recherche d’emploi, etc. Ce non-respect de la vie privée, l’énergie qu’il faut dépenser pour entrer dans le cadre fixé, cela touche aussi les travailleurs. Pour faire évoluer cette situation, il faudrait décloisonner des institutions comme les syndicats et le RWLP pour travailler à tous les endroits de la chaîne : actuellement, on met face à face travailleurs (sans emploi) et pauvres, alors que l’un « prépare » l’autre.

Elle insiste sur la prudence qu’il convient d’adopter face aux mesures-annonces. Ainsi, si elle se félicite de l’adoption par le Gouvernement wallon d’un plan de lutte contre la pauvreté, elle évoque aussi son financement.  Elle compare celui-ci aux moyens associés au Plan Marshall 4.0, qui équivalent à  2.900.000.000 euros Le plan de lutte contre la pauvreté, lui, ne se voit attribuer aucune allocation directe. Le montant de 129.000.000 euros qui y est associé provient uniquement de moyens prélevés dans les politiques structurelles, dépendant des budgets de plusieurs

Christine Mahy rappelle également l’importance de la réforme de la politique d’allocations familiales engagée pour le moment par la Wallonie. Il est indispensable d’augmenter la proportion des suppléments sociaux, qui ne constituent actuellement que 5% de la masse globale, alors qu’ils constituent un levier important dans la réduction des inégalités.

Elle souligne encore une fois les risques de dérives méritocratiques dans la lutte contre la pauvreté, par exemple lorsque des fondations privées se positionnent en soutien à l’État où s’y substituent mais en fixant leurs conditions. Jean Spinette la rejoint : alors que les CPAS prennent en compte toutes les pauvretés, les fondations choisissent leurs pauvres. On ne consolide pas la sécurité sociale en acceptant ce glissement vers la philanthropie.

Le RWLP propose un changement de point de vue : et si on arrêtait de parler de la pauvreté des gens, pour mettre l’accent sur les richesses que tout citoyen, indépendamment de ses revenus et de son statut social, peut offrir à la société.

CONCLUSION

Thierry Basomboli conclut en rappelant, comme Jean-François Ramquet, l’animateur du débat, que les dix propositions de Notre Gauche ne constituent pas le programme d’une organisation politique, mais une base de rassemblement pour l’action de militants là où ils pensent pouvoir agir.

Le texte qui fonde Notre Gauche est un manifeste, qui doit nous servir à nous fédérer et à prolonger nos débats pour préciser, concrétiser, complexifier et ancrer nos positions et les valeurs que nous défendons.